Rahim Mohamed : Immigration de masse ou protection sociale élevée : choisissez-en une, Canada
Alors que le cabinet fédéral récemment remanié se réunit cette semaine à l’Île-du-Prince-Édouard, le gouvernement libéral du Canada se retrouve pris dans une impasse : il tente de concilier ses objectifs ambitieux en matière d’immigration avec ses efforts pour endiguer la crise nationale de l’accessibilité au logement. En effet, même les plus hauts responsables du parti semblent volontairement aveugles à la corrélation évidente entre la croissance démographique record du Canada alimentée par l’immigration et notre grave pénurie de logements abordables. Ils refusent également de reconnaître le simple fait mathématique selon lequel l’arrivée de plus d’un demi-million de nouveaux arrivants sur nos côtes chaque année ne fera qu’aggraver le problème, du moins à court terme.
Prenons, par exemple, la logique circulaire proposée la semaine dernière par le ministre de l’Immigration, Marc Miller. Répondant à une question sur l’abordabilité du logement, Miller a déclaré ce qui suit :
Le gouvernement fédéral rend le logement plus abordable et fait venir les travailleurs qualifiés nécessaires à la construction d’un plus grand nombre de logements. Sans ces travailleurs qualifiés venant de l’extérieur du Canada, nous ne pouvons absolument pas construire de maisons et répondre à la demande qui existe actuellement.
Ainsi, pour démystifier cette logique déconcertante, le ministre affirme que la manière de sortir de la crise du logement consiste à stimuler davantage la demande en attirant davantage d’immigrants. (Ces travailleurs qualifiés auront, après tout, besoin d’un endroit où rester pendant qu’ils construisent des maisons pour le reste d’entre nous). Le refus abject de son gouvernement de considérer l’immigration comme autre chose qu’une panacée rappelle le vieil adage : « Si le seul outil dont vous disposez est un marteau, tout ressemble à un clou ».
Mais même si notre gouvernement reste profondément dans le déni, nombreux sont ceux à travers le Canada (y compris ceux de gauche) qui remettent ouvertement en question l’orthodoxie pro-immigration de longue date. Les articles demandant si nous accueillons « trop » d’immigrés – une question que peu de gens en dehors de la blogosphère de droite osaient poser jusqu’à récemment – reviennent de plus en plus fréquemment, apparaissant régulièrement même dans les médias de gauche. Il est tout simplement stupéfiant de voir des experts du grand public débattre si ouvertement de ce sujet autrefois tabou.
Ce changement de ton pourrait aussi être le signe que le « dilemme du progressiste » qui se joue depuis des décennies dans une grande partie de l’Ouest est enfin arrivé au Canada.
D’une manière générale, le dilemme du progressiste pose une tension insoluble entre l’immigration de masse et le maintien des liens de solidarité sociale nécessaires au maintien des politiques sociales redistributives. Cette thèse repose sur la logique selon laquelle les citoyens individuels se sentent moins obligés de contribuer au bien collectif car ils se voient moins dans leurs concitoyens (c’est-à-dire en ce qui concerne la langue, la race, l’origine ethnique, la religion et d’autres marqueurs d’identité).
C’est une logique impérieuse qui explique pourquoi des pays relativement homogènes comme la Suède et la Norvège disposent d’États-providence plus vastes que des pays très diversifiés comme le Royaume-Uni et la France. Cela explique également comment certains des partis politiques les plus performants d’Europe associent le soutien à des politiques sociales généreuses à une xénophobie et un nativisme manifestes. (Le Fidesz en Hongrie est peut-être le meilleur exemple de cet archétype).
On a longtemps pensé que le Canada était à l’abri de cette dynamique, conciliant depuis des décennies des niveaux d’immigration élevés avec un État-providence relativement fort. En fait, il existe une littérature de taille décente sur les études sur la migration qui s’interroge sur les fondements de « l’exception canadienne » à cet égard.
Mais le récent changement de ton entourant la politique d’immigration du gouvernement libéral, et en particulier le discours de plus en plus répandu selon lequel elle exacerbe notre crise du logement, suggère que nous pourrions être au bord de notre propre dilemme progressiste « made in Canada » : un dilemme avec des caractéristiques canadiennes prononcées qui le différencient des réactions négatives anti-immigrants observées dans d’autres pays occidentaux.
Surtout, les critiques de la politique d’immigration des libéraux se sont abstenus de cibler les nouveaux Canadiens eux-mêmes. Au contraire, des reportages récents ont présenté les nouveaux arrivants sous un jour sympathique, comme s’ils s’étaient vu vendre une marchandise via une campagne de recrutement nationale trop zélée (et carrément trompeuse). Une récente série d’articles a relaté les difficultés de dizaines de demandeurs d’asile qui ont été forcés de vivre dans des campements de rue pendant des semaines en raison du manque de places vacantes dans les refuges d’urgence de Toronto. Plusieurs médias ont également fait état de la tendance des nouveaux immigrants choisissant de quitter le Canada et de retourner dans leur pays d’origine.
Le discours évite également le trope omniprésent du « parasite de l’immigré ». Au contraire, il présente la plupart des nouveaux Canadiens comme des contributeurs potentiels enthousiastes à l’économie canadienne et qui sont trop souvent empêchés de saisir des opportunités économiques par des contrôles politiques. En effet, les dirigeants politiques de l’autre côté ont appelé les organismes professionnels à accélérer le processus de reconnaissance des diplômes étrangers.
La bonne nouvelle est que les Canadiens semblent encore, dans l’ensemble, satisfaits du caractère multiethnique du pays – bon nombre d’entre nous considérant toujours le multiculturalisme comme un motif de fierté nationale. En fait, l’une des lignes d’applaudissements préférées du chef du parti conservateur Pierre Poilievre est : « Peu importe… que vous vous appeliez Smith ou Singh, Martin ou Mohammed. »1 Il faut espérer que c’est un signe que le Canada reste vacciné contre certains des courants sous-jacents les plus laids de l’animosité raciale et du nationalisme ethnique qui imprègnent la politique anti-immigrés ailleurs.
Après des décennies passées à maintenir un équilibre relativement harmonieux entre des niveaux élevés d’immigration et de protection sociale, le Canada semble enfin être au bord du dilemme du choix de Sophie qui tourmente depuis longtemps d’autres sociétés occidentales. Même si les sceptiques de l’immigration au Canada se sont jusqu’à présent abstenus de la démagogie de leurs homologues ailleurs dans le monde, ils postulent néanmoins qu’il existe un conflit à somme nulle entre le maintien de niveaux élevés d’immigration et la préservation de l’aide sociale pour les Canadiens ordinaires.
Notre gouvernement libéral pro-immigration et pro-État-providence pourrait bientôt découvrir que le centre ne peut pas tenir.
Cet article est initialement publié sur thehub.ca